Paris Center Stories: Anna Bonalume, journaliste

Anna Bonalume is an independent journalist. In 2017, she co-organized the conference "Europe facing populism" with CGC l Paris and will present several events on the relationship between media, culture and politics at our center in 2020.

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Joelle Theubet
November 18, 2019

Dites-nous un peu plus sur vous et votre parcours. D'où venez-vous et comment êtes-vous arrivée en France ?

Je suis originaire de Bergame, une ville située près de Milan, en Lombardie, région industrielle du nord de l’Italie. J’ai étudié la philosophie, d’abord à l’Università degli Studi di Milano, puis en France, au Brésil et en Allemagne, grâce au programme européen Erasmus Mundus. Depuis 2009 je fais des aller-retours entre l’Italie et la France. Ma mère m’a transmis sa curiosité à l’égard de l’histoire et de la culture du pays des Lumières. Lorsque j’étais petite, je passais mes vacances dans le sud de la France et écoutais de la chanson française, Juliette Greco, Charles Trenet. À 12 ans, lors de mon premier voyage à Paris, je suis tombée sous le charme de la ville. J’ai été impressionnée par les  kiosques à journaux à chaque coin de rue et par l'architecture. 

Au lycée j’ai étudié la langue et la littérature française, j’ai appris à connaître Villon, Pascal, Montaigne, Voltaire. Récemment, j’ai obtenu mon doctorat en philosophie à l’École Normale Supérieure de Paris.

 

Vous intéressez-vous depuis toujours aux médias et au journalisme ?

Oui, j’ai toujours été intéressée par le journalisme. Au collège j’avais un abonnement au National Geographic et au magazine italien Internazionale : ces magazines m’ont permis de développer une curiosité pour la nature et le genre humain. Je suis tombée un jour chez moi sur des livres d’Oriana Fallaci, une très grande reporter italienne, femme déterminée et courageuse. À une époque où être une femme dans le monde du travail était particulièrement compliqué, elle a réussi à interviewer de grands chefs d’État, certains très controversés, et les a mis face à leurs contradictions. Ses écrits étaient l’expression de son indépendance et de sa singularité dans un panorama dominé par des journalistes masculins. Elle a été un modèle professionnel pour moi.

 

Comment réconciliez-vous la philosophie et le journalisme ?

On ne peut pas les réconcilier, ils sont inconciliables ! Nietzsche écrit que « le journaliste, le maître de l’instant, a pris la place du grand génie, du guide établi pour toujours, de celui qui délivre de l’instant », et dans les fragments posthumes il affirme que la nature spirituelle du journaliste est esclave « des trois M : le moment (Moment), les opinions (Meinung) et les modes (Mode) ». La tâche de la philosophie serait d’enseigner aux journalistes la « contre-théorie » qui préviendrait de prendre l’instant présent trop au sérieux.

L’activité du philosophe et celle du journaliste sont différentes. Le premier peut consacrer plusieurs années de sa vie, parfois une vie entière, à un seul problème de la connaissance, sa temporalité est dilatée. Un journaliste vit sous la pression de l’actualité, sa temporalité est une étincelle. Le philosophe est un inactuel par définition, tandis que le journaliste doit être actuel, dans le contemporain. Les home-page des journaux doivent changer tous les jours, et plusieurs fois dans une même journée…

Pourtant les deux ont des éléments en commun : les questionnements indispensables pour mener une enquête, le désir d’en savoir plus afin de reconstruire un fait, pour le journaliste, et une perspective, pour le philosophe.

Aujourd’hui on assiste à une porosité entre les deux professions comme conséquence du nouvel ordre économique et social : les diplômés et docteurs en philosophie sont de plus en plus nombreux, la philosophie n’est plus la discipline élitiste qui était pratiquée par Kant ou par Descartes. Donc les étudiants formés en philosophie ne se consacrent plus uniquement à l’enseignement, et faute de postes, gagnent les entreprises, les rédactions, les agences de presse,  les maisons d’édition.

 

En 2016, vous avez coorganisé un colloque sur la montée de populisme aux États-Unis et en Europe avec CGC l Paris. D’après vous est-ce que la vague populiste en Europe, et en Italie en particulier, est en train de prendre de l’ampleur ?

L’organisation du colloque avec Loren Wolfe a été un moment important. Columbia représente un espace unique au cœur de Paris où il est possible de jouir d’une exceptionnelle liberté de pensée et d’action.

Le mot « populisme » est devenu très à la mode et a fait la fortune des maisons d’édition qui continuent de publier une quantité remarquable d’ouvrages sur le sujet. Mais est-on aujourd’hui au clair sur ce phénomène ? Depuis plusieurs années, les politologues, les artistes, les scientifiques, ne cessent de s’interroger. Ce terme est souvent employé pour définir un mouvement politique qui fait appel au peuple, marquant ainsi sa distance et opposition à l’égard des « élites ». Le leader de la Ligue Matteo Salvini définit le populisme comme « la capacité d’écouter les besoins du peuple ». Je pense que ceci s’appelle plutôt « capacité d’écouter » que populisme, et c’est une qualité que tout leader politique devrait avoir. Le véritable problème, lorsqu’on parle de populisme, est que les termes « peuple » et « élites » ne sont pas définis : de quel peuple parle-t-on ? De quelles élites ? Culturelles, politiques, économiques ? Les élites le sont-elles par naissance ou par statut acquis ?

Je crois que le populisme ne marque pas un problème circonscrit : par ce terme on essaie d’indiquer le symptôme d’une nouvelle manière d’habiter le monde. C’est une nouvelle modalité « anthropologique » qui s’est imposée dans notre société suite à la chute du Mur de Berlin, quand les grandes idéologies qui accompagnaient les grands partis historiques ont décliné pour laisser la place à cet espace fluide du « ni droite, ni gauche, mais avec une certaine idée du bonheur individuel ». Le populisme est un terme probablement inapproprié pour définir le nouveau rapport à la communauté et à l’Histoire qui s’est imposée après 1989. Je pense que cette nouveauté correspond à ce que l’intellectuel italien Roberto Calasso a appelé « l’innommable actuel ».

 

Est-ce que le fait de vivre loin de l’Italie vous donne une autre perspective sur ce qui s’y passe actuellement ?

J’ai grandi en Italie sous la « Deuxième République », terme employé pour définir la politique italienne à partir de 1994 avec la montée au pouvoir de Berlusconi, et surtout juste après l’un des plus grands scandales de corruption politique appelé « Mains propres ». Ce scandale a été raconté notamment dans la série télévisée « 1992 » avec l’acteur Stefano Accorsi.

Cela a permis à ma génération de développer rapidement une forme de distance et de déception, de suspicion et de critique envers la politique et surtout envers la classe politique. Aujourd’hui les problèmes économiques et culturels de l’Italie sont évidents, mais le système politique surtout est dans un état désastreux. La corruption, le détournement de fonds publics, l’évasion fiscale sont devenus des phénomènes structurels. La société italienne, victime de lourdes frustrations, est devenue très rancunière. Pourquoi aucun jeune italien ne se lance dans la fondation d’une nouvelle formation politique pour défier les éléphants de la politique ?

Vous travaillez régulièrement pour les médias italiens et français. Quels sujets avez-vous récemment abordé ?

Je suis la politique française et italienne, ainsi que la culture. Récemment j’ai eu l’occasion d’interviewer le leader de la Ligue et ex-ministre de l’Intérieur Matteo Salvini pour Le Point. Aujourd’hui, d’après les sondages, il est le leader favori des italiens et sa stratégie pour récupérer le pouvoir est celle d’essayer de gagner les élections à venir dans les régions.

Pour L’Espresso j’ai réalisé un entretien avec le directeur de la chaîne télévisée culturelle franco-allemande ARTE, Bruno Patino. Patino vient de publier en France « La civilisation du poisson rouge » un livre sur l’origine et les effets du marché de l’attention. Nous avons discuté de la révolution anthropologique que constitue notre dépendance du numérique.

 

 

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Articles pour L’ESPRESSO (entretien avec la Ministre Marlène Schiappa, l’intellectuel Alain Finkielkraut, les hommes politiques Benoît Hamon, François Hollande, Raphaël Glucksmann, François-Xavier Bellamy, avec l’activiste Nicolas Hulot, reportage sur les gilets jaunes, reportage sur les gilets verts).

28.10.19 LE POINT – Entretien avec le leader de la Ligue Matteo Salvini

19.10.19 LE POINT – Entretien avec Filippo Sensi, spin doctor de Matteo Renzi

28.08.19 LE MONDE – Tribune. « En Italie, le repli sur soi s’est emparé d’un peuple historiquement ouvert au monde »

13.08.19 France CULTURE – Emission « Du grain à moudre ». Salvini va-t-il faire exploser l’Italie ?