Je me souviens

par Mihaela Bacou, sécretaire générale de Reid Hall

L’on entend souvent dire de Reid Hall que c’est un lieu de femmes. Cela est vrai. Reid Hall a été créé puis façonné par des femmes remarquables, qui toutes, relativement au contexte de leur époque, ont œuvré pour que d’autres femmes acquièrent la force de devenir les sujets de leur histoire, afin d’être davantage que le seul produit de leur milieu.

Danielle s’est tout naturellement coulée dans cette tradition, mais en la refondant à l’aune de sa double culture, française et américaine, tout comme de sa double passion, le 17e siècle et le féminisme, ou plutôt faudrait-il dire « les féminismes » tant, pour elle, ce champ a été le terrain d’une évolution.

Pour Danielle, le 17e siècle ne se bornait pas à l’analyse de la littérature romanesque : à travers l’étude d’actes de procès, le décryptage de correspondances ou l’étude de l’iconographie de l’époque, ce sont les représentations et les mentalités qu’elle mettait à nu, les rapports de pouvoir et de genre, en convoquant pour cela l’histoire culturelle, la sociologie ou l’histoire des idées. Ce travail sur le 17e trouvait son écho dans son champ de recherche consacré aux études féminines, et au féminisme, ainsi qu’à leur évolution réciproque. 

Les recherches de Danielle nourrissaient en effet ses engagements sur le terrain -  et ces engagements élargissaient à leur tour le champ de ses investigations intellectuelles, menant à de nouvelles publications et de nouvelles mises en perspective.

Elle a su ainsi dépasser un féminisme entravé par les œillères de l’universalisme occidental pour s’ouvrir à une approche rendue nécessaire par la mondialisation et ses effets, une approche articulant le transnational et le dialogique, inspirée pour partie par les réflexions issues des études postcoloniales.

Transnational et dialogique : deux mots, qui, pour moi, représentent particulièrement bien les intérêts et les valeurs de Danielle, son ouverture à la différence comme la qualité de son écoute, pour aller à la rencontre du destin collectif des êtres comme de leur singularité. Mais aussi leur offrir la sienne.

C’est dans cet esprit que Danielle a été une grande voyageuse. Pas une touriste, une voyageuse.  Partir signifiait rencontrer, parler, échanger, et repartir, d’Istanbul à Bombay, de Gaza à Lausanne, de Warwick à Dubrovnik. Et New York. Evidemment.

Sans que cela ait été exprimé en ces termes, c’est en quelque sorte aussi à partir de ces deux principes que Danielle a voulu, et créé, avec le soutien de Jonathan Cole, l’Institut d’Etudes avancées qui, pendant dix ans, a été un lieu de confrontations fructueuses et de synergies inattendues entre des femmes et des hommes en provenance du monde entier. Et ce n’est pas par hasard que, pour la séance inaugurale de l’institut, elle avait choisi comme thème « des inégalités » et avait demandé à Edward Saïd, Maryse Condé et Mireille Delmas-Marty d’en faire le sujet de leurs discours respectifs.

Mais tout cela, c’est la Danielle des écrits et des pages officielles. Notre Danielle à nous était notre quotidien, en tout cas le mien, puisque j’ai travaillé à ses côtés pendant presque dix-huit ans, dans le cadre de l’institut pour les doctorants puis dans celui de l’institut de recherches avancées.

C’est pourquoi, pour paraphraser très modestement un livre qu’elle aimait tout particulièrement, je dirai :

Je me souviens de ses quatre cigarillos quotidiens serrés dans une petite boîte métallique bleue toute plate. Puis, elle a cessé de fumer.

Je me souviens de la bienveillance et de la générosité avec lesquelles elle savait accueillir, écouter et conseiller de jeunes collègues alors au seuil de leurs propres recherches ou confrontés à des moments de doute.

Je me souviens qu’elle rapportait toujours, pour chacune et chacun, un petit quelque chose de ses si nombreux voyages, comme autant de gages de sa constante et affectueuse attention à autrui.

Je me souviens, de l’hommage à Edward Saïd qu’elle avait tenu à organiser dans cette même salle, au nom de la reconnaissance et de l’amitié, et de son émotion à l’écoute des vers scandés ce soir-là par Mahmoud Darwish.

Danielle with Palestinian poet Mahmoud Darwich

Je me souviens de son amour des livres, de la matérialité des livres, du grain du papier des livres, des illustrations des livres, du parfum des livres. Des livres, quoi.

Je me souviens de notre plongée dans des papiers poussiéreux du début du 20e siècle, découverts au fond d’une vieille malle dénichée au sous-sol, qu’elle refusa de jeter parce qu’ils seraient utiles un jour, à quelque chercheur ou chercheuse, pour faire revivre ceux qui avaient travaillé ici, les petites gens, les petites mains, les oubliés de l’histoire.

Je me souviens de la pertinence aiguisée de ses questions, quelles qu’aient été les disciplines ou les champs de recherches des intervenants, lors des innombrables conférences, colloques et journées d’études qui ont pu se tenir entre ces murs grâce à elle.

Je me souviens du rituel des thés du jeudi, dans le cadre de l’institut d’études avancées, un moment réservé à la sociabilité où chercheurs et invités s’adonnaient à l’art de la conversation, passant du sérieux au futile, du grave au léger. Le charme d’une joute verbale l’emportait parfois sur le bien-fondé des arguments, suscitant ainsi le plaisir partagé de la plus délicieuse mauvaise foi.

Je me souviens de cette photo noir et blanc où, toujours dans cette même salle, elle est perchée sur le bras d’un fauteuil près de la cheminée, toute jeune, souriante mais concentrée, auprès d’une Simone de Beauvoir déjà bien âgée, au milieu d’une foule venue fêter cette dernière.

Danielle with Simone de Beauvoir

Je me souviens qu’elle savait, et disait, que les luttes seraient toujours à recommencer.

Et toujours je me souviendrai que rien n’importait davantage aux yeux de Danielle que de trouver dans ceux des autres l’étincelle de notre commune humanité.

Toutes et tous nous nous souviendrons d’elle, elle qui a tant accompagné, enrichi et embelli nos vies.